Nipsey Hussle avait un rêve pour sa communauté. Des rues de Crenshaw à celles d’Asmara, la capitale de l’Érythrée, le rappeur philanthrope, entrepreneur et activiste avait comme profond désir de représenter et de pousser les siens vers le haut. C’était tout l’enjeu, au milieu des années 2000, de son investissement dans un complexe commercial, à l’intersection de Crenshaw Boulevard et Slauson Avenue où il avait grandi, pour le transformer au fil des années en véritable vivier de commerces tenu par des membres de sa famille et de son entourage, au profit de sa communauté. C’est à l’endroit même où il avait réussi à faire éclore cet espoir qu’il s’est vu arraché à cette mission, il y a deux ans maintenant, victime d’une exécution absurde juste devant sa boutique, The Marathon Clothing. Il avait 33 ans.
Les vrais marathoniens préfèrent l’escalier
« Je suis une légende urbaine/South Central dans une certaine section/Je ne peux pas expliquer comment j’ai échappé aux policiers, je suppose que c’est la preuve d’une présence divine, une bénédiction », rappe Nipsey, à la fois triomphant et incrédule quant à sa propre trajectoire, sur le titre éponyme de son testament et unique album studio, Victory Lap. Le chemin parcouru pour arriver à cette fresque flamboyante d’un éternel hustler (lascar, NDLR), distinguée d’une nomination au Grammy, aura été de longue haleine. En choisissant la voie de l’indépendance, Nipsey a probablement allongé le chemin qui le menait vers un large succès, auquel il aurait pu prétendre plus tôt dans sa carrière, mais il préféra tracer son destin selon ses propres critères et par ses propres moyens.
« Il disait toujours de prendre les escaliers », témoigna son frère et associé Samiel, plus connu sous le nom de Blacc Sam. Toute la philosophie du marathon dans lequel Nipsey s’était lancé est résumée dans cette image d’apparence anodine. Passer par toutes les étapes du processus, quitte à traverser quelques tempêtes et déserts par instants, mais en aucun cas ne les brûler. À l’instar de ses contemporains, les rappeurs Kendrick Lamar et Jay Rock, basés à seulement quelques kilomètres de son quartier d’enfance, Nipsey s’est aussi érigé en leader en créant un cercle vertueux autour de lui, pour ceux qu’il représentait et ceux qui l’ont soutenu indéfectiblement depuis ses débuts. Neighbourhood Nip (Nip, là pour le quartier), c’était justement ainsi qu’il était surnommé chez lui. Mais cette philosophie du marathon, véritable allégorie de son parcours, n’a pas germé dans son esprit en arpentant les longues étendues de macadam de son district. Cette idée, elle lui est venue à plus 14 000 km de Los Angeles, en Érythrée.
Sur la terre des ancêtres, à la découverte de lui-même
En 2004, le jeune Nipsey, à l’aube de ses 19 ans, se paye un billet d’avion pour le pays de son père, l’Erythrée, grâce à l’argent qu’il amasse en développant son business dans les rues du sud de Los Angeles. Il passe trois mois dans le pays d’un peu plus de cinq millions d’âmes, niché dans la corne de l’Afrique, et cela change complètement sa vision du monde. Pour la première fois, il découvre que le monde ne se limite pas aux frontières de son quartier. Première également, il rencontre sa famille paternelle et en apprend plus sur le douloureux passé du pays bordé par la mer Rouge, qui obtint en 1993 son indépendance vis-à-vis de son voisin éthiopien après trois décennies d’affrontements. « En grandissant, mon père a essayé de m’impliquer dans la culture en me racontant les histoires du conflit entre l’Éthiopie et l’Érythrée, comment il est arrivé aux États-Unis… et sur notre famille au pays : parce que tout ce côté de ma famille, mes tantes, mes grands-parents, est en Afrique », expliquait-il en 2010 dans une interview pour Complex. Nipsey ne parle pas le tigrigna, la langue officielle de l’Érythrée, mais cela ne l’empêche pas pour autant de nouer des liens forts avec les membres de sa famille autour de la table du repas, avec sa grand-mère notamment. Longtemps après ce voyage, comme il le raconte au cours de divers entretiens, il se souvient particulièrement de la force de résilience des femmes érythréennes qu’il côtoie et qui lui inspire un profond respect. Une tout autre vision de la femme, d’après lui, très éloignée de celle avec laquelle il a grandi dans son environnement de L.A.
Ce voyage a surtout été pour lui l’occasion de se reconnecter avec son histoire personnelle, à un âge où il est essentiel de remonter le fil de sa famille pour se construire : « Cette première visite m’a reconnecté avec mes racines. Si vous ne connaissez pas toute votre histoire, l’histoire de comment vous êtes arrivé là où vous êtes, c’est un peu difficile de mettre les choses en ordre. Cela a comblé un vide pour moi, en ce qui concerne ma compréhension de moi-même », confie-t-il dans la même interview pour Complex déjà citée. Le premier voyage en Érythrée de Nipsey a l’effet d’un déclic. Il pousse le jeune homme, qui a alors un pied dans la culture des gangs en tant que membre des Rollin’ 60s Neighborhood Crips, à se muer en activiste au service de sa communauté, et de faire preuve d’un remarquable esprit entrepreneurial.
« Une grande partie de ce que je suis, je l’ai mieux compris une fois que je suis allé en Érythrée », racontait Nipsey en 2018 au micro de l’émission « Ebro in the Morning ». Avant d’ajouter : « Qui je pensais être naturellement, des traits de ma personnalité à ce qui m’intéressait, est lié au côté de mon père. » Une fois de retour à Los Angeles, la course est lancée pour Nipsey. Plus rien ne l’arrêtera avant ce tragique dimanche de mars 2019.
Prophète en son pays
Nipsey était fier de dire d’où il venait. C’était un « Slauson Boy » de Crenshaw, mais il se sentait tout autant érythréen. Pour beaucoup, le rappeur a contribué à ce que la communauté érythréenne se sente plus visible, présente, vivante. Quand la plupart des immigrés érythréens de la première génération ont abandonné d’expliquer d’où ils étaient originaires, probablement lassés de répéter l’emplacement géographique d’un pays dont nombre d’occidentaux n’ont jamais entendu parlé, ils disaient seulement qu’ils venaient d’Éthiopie. Nipsey, lui, a toujours pris le temps d’expliquer et de raconter l’histoire de sa famille et de son peuple lorsque la même question revenait dans les discussions. Il embrassait totalement son héritage. Sans honte, sans pudeur.
En 2018, quelques mois après le lancement de son premier véritable album, le bien nommé Victory Lap, après dix années de labeur à inonder les rues de ses mixtapes et à se forger une place à part entière dans le circuit du rap indépendant, Nipsey est retourné pour la seconde fois en Érythrée, accompagné de son père et de son frère. Là-bas, il est accueilli comme un héros national et est invité à s’entretenir avec les hauts dirigeants du pays, dont le président érythréen, Isaias Afewerki. Le bonheur qu’il en éprouve l’a certainement rendu aveugle aux dérives du régime qui depuis une quinzaine d’années a verrouillé le pouvoir et persécute et enferme ses opposants, au point que la diaspora n’a fait que s’agrandir, grossie par le flot des réfugiés qui continuent de s’échapper de leur pays. Son court séjour — il ne reste que dix jours sur place — aura sans doute servi, sans qu’il s’en rende nécessairement compte, à redorer le blason des autorités, qui ne manquent pas de le faire passer à la télévision d’État, Eri-TV, pour louer l’organisation du pays. Et de conclure « Je veux remercier tous mes fans érythréens pour se sentir connectés avec moi et pour leur soutien », déclarait-il alors. « J’en suis extrêmement reconnaissant. Je vais continuer à revenir ici… Merci de garder mon nom vivant ici. » Malheureusement, le sort en décida autrement.
Un symbole pour la diaspora
À l’annonce du décès de Nipsey, la communauté érythréenne présente sur le sol américain a été touchée en plein cœur. Les témoignages d’affection et les hommages se sont multipliés très rapidement. De Washington D.C, où la diaspora érythréenne est particulièrement implantée, à Seattle, et bien évidemment à Los Angeles, des rassemblements en tout genre en souvenir de celui qu’ils appelaient « Ermias » ont lieu les jours suivant sa mort. Sallina Yehdego, jeune américano-érythréenne originaire d’Inglewood, âgée de 19 ans à l’époque, se souvenait du rappeur pour sa fierté à représenter les couleurs de l’Érythrée : « Il était capable de le dire fièrement au monde. Il avait tellement de pouvoir et nous a permis, à nous Érythréens, d’être plus visible dans un monde où nous pensons être invisible », déclarait-elle au Los Angeles Times. La jeunesse issue de l’immigration paraissait particulièrement meurtrie par la perte prématurée de Nipsey. Pour la première génération d’Américano-Érythréens, le nom et le parcours de Nipsey signifiait beaucoup. Le message porté dans ses morceaux et ses prises de paroles inspiraient l’unité, et la ténacité pour réaliser ce que l’on entreprend. « Les gens n’ont aucune idée d’où se trouve l’Érythrée », racontait au Los Angeles Times Semar Kahsay, 18 ans, en sortant d’une cérémonie en l’honneur du disparu. « Donc lorsqu’il rappelait continuellement aux gens d’où il était originaire, la jeunesse a cessé de se sentir invisible et a commencé à se sentir reconnue et plus proche de la communauté. » Le rôle d’outsider qu’a endossé Nipsey, dont on prédisait qu’il serait la prochaine star (“the next big thing”) du rap west coast au début des années 2010, a sans doute participé au fait qu’il n’ait pas été apprécié à sa juste valeur de son vivant. Depuis qu’il n’est plus parmi nous, force est de constater que son message est plus que jamais vivant.
Nipsey voyait loin. Tout comme ses compatriotes, les coureurs de fond Zersenay Tadese et Ghirmay Ghebreslassie, célèbres pour leur performance en marathon, le natif de Los Angeles ne s’est jamais arrêté avant d’entrevoir la ligne d’arrivée, à défaut d’avoir pu poursuivre sa course. Mais l’essentiel demeure, car les fruits de ses actions ne cesseront d’impacter les prochaines générations. Personne ne stoppera l’héritage de feu Ermias « Nipsey Hussle » Asghedom. Le marathon doit continuer.